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TRIPTYQUE FORAIN (2) :
Digressions sur les mouvements de la presque île

Par Mathieu Molga, mercredi 23 novembre 2016 ,Western

Dans le lointain : ne plus voir la foire, l'ex-pulsion de la ville.

Sur les quais de Rouen, on enterre les cadavres du souvenir. Tout se revêt d'une propreté immaculée, impeccable. L'opération est impulsée par la Métropole Rouen Normandie et la Ville de Rouen : « Reconquête des quais de Seine ». Les grands travaux d'aménagement déposent un voile sacré sur la saleté. Une pelouse arboré remplace soudainement les anciens parkings suants l'huile moteur ; les rares hangars restants, rouillés et grinçants, deviennent, sous un fard de street art, l'épaule culturelle de la ville moderne ; la foire n'y est plus la bien-venue, et se retrouve peu à peu, acculée sur la presque-île Waddington, la fin de la rive droite. On déroule un tapis rouge pour le promeneur fort-avisé, de se rendre pour sa promenade, le long des quais. Alors on tasse, on déblai et on rabote derrière les oreilles du souvenir. Et puis la ville veut avancer. Dans un sursaut de salubrité publique, la ville Métropolitaine essaye de re-prendre possession de sa non-ville, et fleurit sur ses déchets. À l'ouest poussent les nouveaux éco-quartiers Flaubert et Lucilline, sur des terres nécrosées par des ères industrielles : l'habitat bio, logique éco-normique. Les derniers grands projets immobiliers y écrasent la crasse : rive gauche, le Hangar 106, scène de la musique Actuelle, le prochain Hangar 107, bureaux, restaurants, crèche et salle d'exposition, le Hangar 108, futur Hotel de Métropole, le "parc" de la presqu'île Rollet ; rive droite, le panorama XXL, les Docks 76, centre Commercial et de Loisirs, le palais des sports Kindarena, les Hangars 9, 10, 11, lieux de consommation de nourriture, de sports et de séminaires, le hangar 23, lieu de musiques et danses du Monde, un appel à projet sur le Chai à Vin, la démolition partielle du Hangar 13 abritant le Musée Maritime, Fluvial et Portuaire, la démolition totale des Hangars 15 et 16...

Alors après les déboires et l'annulation de la précédente édition (2015), on relègue la Fête au bout des quais. La presque-île Waddington devient l'esplanade Saint Gervais, plateforme événementielle du temporaire encadré : concerts, cirques, et nouvellement, le dé-ménagement de la foire St Romain...

L'île : maîtrise et circulation de la foule foraine
La fracture ville / presque ville : accessibilité

C'est, semble-t-il, pour des questions de sécurité que la foire St Romain -ou anciennement, foire du Pardon- pris place cette année sur la presqu'île. L'obsession de la norme (largeur des allées) et du contrôle -dans un contexte d'état d'urgence- relégua les forains loin du centre ville. Par cette situation insulaire et excentrée, la presque-île apparaît comme un lieu privilégié pour la surveillance. On ne compte plus que 2 entrées contre une douzaine à l'époque des quais, bien plus facilement gérables. On ne passe plus par la foire, on ne traverse plus la foire, on ne fait plus de détour par la foire, on ne la rencontre plus par hasard ; aujourd'hui, on vient pour la foire. Espace monospécifique dédié.

L'entrée principale de la foire se situe sous le pont Gustave Flaubert, au croisement de deux chemins d'arrivée. Le premier, et le plus rare, consiste à venir à pied par la promenade des quais et du hangar 10. Le second, s'effectue via les transports en communs (TEOR), à pied depuis l'arrêt Mont Riboudet/Kindarena. Traversant une allée plantée du centre commercial des Docks 76 (ouvert exceptionnellement la nuit pour agripper les clients potentiels) il mène au carrefour de ces routes, juste avant d'arriver sous le pont. La vue se jette sur la rive opposée, sautant du chantier du futur Hotel de la Métropole aux nouvelles plantations (cachant la multitude de friches derrière), fierté de la ville ayant récemment signée la charte de l'arbre urbain, et mesure compensatoire pour la coupe des 46 platanes centenaires de la presqu'île. Et bientôt, la Seine disparaît derrière des couloirs de grilles, de barrières et de gabions, sous le pont.

L'autre entrée concerne essentiellement les conducteurs. En face du M.I.N, un parking y est offert, rythmé par les allers-retours incessants d'un petit train, occupé à raccourcir la distance à parcourir pour atteindre le portique de la foire et son poste sécurité.

Sécurité et surveillance :
Fouilles au corps et fouille magnétique, ouverture des sacs et des blousons, c'est le prix à payer pour pouvoir rejoindre la foire. Une cohorte de vigiles du groupe Mondial Protection se relaient selon la répartition des "3 douze". La police patrouille régulièrement sur le champ de foire et stationne dans son poste sécurité "secret", tandis que l'armée défile dans ses voitures vigie-pirates. Quinze caméras bien cachées en amont de l'ouverture diffusent les images au poste de sécurité, scrutées par des vigiles prévenant les troubles-fêtes, terroristes présumés et autres bourrés...

Allées venues : mouvements badauds dans la foire-bulle

Le cheminement à l'intérieur de la foire s'enroule sur lui-même, l'allée formant un serpentin d'une distance de 2,4 kilomètres. Dès le portique principal franchi, deux directions, deux courants portent la foule depuis une grande place vide, occupée par un manège à vitesse et dans le fond par un bateau pirate. Les ventrus venus midis et soirs se dirigent automatiquement sur leur droite, longeant la voie de chemin de fer en direction des restaurants à broches, regroupés pour faciliter leur accès (L'Ours noir, Au feu de bois maison Hector...). Les fêtards eux, s'engouffrent sur la gauche, dans la première allée visible. Stands de croustillons, pinces à peluches et jeux de tir ouvrent la déambulation. Plus loin, les premiers manèges imposants et à sensations apparaissent : Crazy mouse, Extrem, King, Bomber maxx...

Allée unique. Et pourtant, une foire labyrinthe. Comme l'impression d"être emporté dans le mouvement des sons et des lumières, des cris et des corps. Une foire-bulle oubliant le reste du monde humant l'huile de friture et le sucre. Il faut de l"audace et de la ruse pour en sortir rapidement. Le houppier des platanes, la grande roue et quelques manèges de haut vol, deviennent alors des points de repère dans l'effervescence de la fête. De maigres ouvertures visuelles s'esquissent entre les manèges sans jamais dévoiler l'arrière scène. Seules les sorties de secours, raccourcis forains, permettent une traversée transversale du chemin de foire. A l'intérieur, elles permettent de jongler d'un bord à l'autre ; d'autres, ouvrent sur les quais laissés libres en cas d"évacuation.


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Réalisation : Échelle inconnue
MAKHNOVTCHINA
MAKHNOVTCHINA
Makhnovtchina est un repérage actif des nouvelles mobilités urbaines et périurbaines à l'heure des grands projets de métropolisation. C'est un atelier itinérant de production participative d'images (fixes, vidéos, ou multimédia), de textes, de cartes, de journaux, « Work in progress ». Ce travail mené par des architecte, géographe, créateur informatique, sociologue et économiste vise à terme la proposition d'architecture ou d'équipements mobiles et légers. Ce travail vise, en outre, à explorer les futurs vides ou terrae incognitae que créent ou créeront les métropoles. Il propose une traversée du terrain d'accueil pour « gens du voyage » au marché forain en passant par les espaces des nouveaux nomadismes générés par la déstructuration des entreprises, notamment de réseau (EDF, GDF, France télécom...), ainsi que par les campings où, faute de moyens, on loge à l'année. Une traversée, pour entendre comment la ville du cadastre rejette, interdit, tolère, s'arrange, appelle ou fabrique la mobilité et le nomadisme. Ce projet de recherche et de création s'inscrit dans la continuité de certains travaux menés depuis 2001 : travail sur l'utopie avec des « gens du voyage » (2001-2003), participation à l'agora de l'habitat choisi (2009), réalisation d'installation vidéo avec les Rroms expulsés du bidonville de la Soie à Villeurbanne (2009) et encadrement du workshop européen « migrating art academy » avec des étudiants en art lituaniens, allemands et français (2010). Il tente d'explorer les notions de ville légère, mobile et non planifiée avec ceux et celles qui les vivent.