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LES CAGOTS, LE RETOUR

Numéro 10


De la ségrégation à un racisme sanitaire

C'est dans tous les esprits ; depuis les confinements, plus encore depuis la création du Pass sanitaire et la perspective d'un passeport sanitaire intégrant votre état de santé aux différentes informations sur votre identité : la peur de l'instauration d'une forme de ségrégation. Résonnent alors les échos lointains d'un Jean Marie Le Pen affirmant en 1987 que « le sidaïque est une sorte de lépreux » ; « les sidaïques sont de véritables bombes virologiques. On ne fera pas de progrès dans la lutte contre le sida sans isoler les patients » et de proposer des camps pour personnes atteintes du virus.

Les questions que soulèvent les mesures de ces derniers mois et années sont nombreuses et relèvent autant de la protection des données et du secret médical que de la question de la ségrégation spatiale. Plus loin encore, ces mesures nous renvoient à une histoire sourde de l'urbanisme ou de la fabrique des territoires : l'exclusion raciale et sanitaire qui, à partir du Moyen âge, se confondirent dans l'histoire des Cagots. Hors la ville, hors du droit commun et de la société, cette population ostracisée et considérée comme porteuse saine de la lèpre, avait, par exemple, une entrée séparée dans les églises du Sud- Ouest de la France.

Confiné dans ma vallée pyrénéenne, j'ai été frappé par les parallèles existant entre cette histoire ancienne et notre actualité. Comme un bon artiste besogneux, et pour ne pas céder au détestable tic du journal de confinement, j'entamais la construction d'une fable sur le web et les réseaux sociaux, réactualisant l'ignominie cagote. J'inventais Be @RN TECh, startup spécialisée dans l'entreprenariat social et la gestion de crises sanitaires. Mais les dystopies ont parfois du mal à être aussi cauchemardesques que la réalité. Et aujourd'hui, les lignes qui suivent peinent à concurrencer l'effroi que suscite les nouvelles mesures.

Lestelle Bétharram, Février 2021. Note de travail.

BE.@RN. TECH Compte twitter : @beARN_tech Spécialiste en solutions globales et innovantes de gestion sanitaire #Frenchtech #UrbanismeTransitoire Ingénierie et #ManagementTerritoral Programmation.

Installer sur les contreforts pyrénéens dans la Zone Économique Spéciale du Val d'Azun, la startup BE.@RN.TECH développe des solutions de gestion d'espace et de données numériques en renouvelant les méthodes traditionnelles de la gestion des populations à risques sanitaires.

Transdisciplinaire, les équipes de BE.@RN.TECH réunissent programmateurs, chercheurs en sciences sociales et comportementales, ainsi que des historiens de la médecine infectieuse, des architectes, designers et planificateurs urbains.

La récente crise sanitaire nous a remis en face d'une évidence : les solutions de lutte contre les pandémies ne peuvent être uniquement biochimiques ou médicales. Elles impliquent plus que jamais une gestion conjointe des données et de l'espace.

BE.@RN.TECH s'emploie à développer, pour les entreprises et les collectivités, des solutions innovantes inspirées de la tradition béarnaise de la ségrégation sanitaire des Cagots. Car la réponse ne peut être uniquement médicale (et vaccinale) mais passe aussi par une meilleure gestion des flux d'individus et la possibilité d'élaborer des espaces « no-virus » ainsi que des espaces accueillants et dépaysés pour les personnes atteintes ou suspectées de l'être. Ainsi, les équipes de BE.@RN.TECH développent des solutions adaptées à la gestion des populations à risque et des espaces publics et urbains. Nos développeurs prévoient des réponses spatiales :

- CAGOTRY'S ESTATE
« Cagotry's estate » est un dispositif d'urbanisme transitoire qui permet la mise en place rapide de villages de tiny-houses à destination des populations atteintes. Bénéficiant de tout le confort, ces villages sécurisés sont de plus équipés d'espaces médicalisés, d'un club house et d'un commerce de proximité ainsi que d'un espace permettant de recevoir ses livraisons.

- CLEDOT
Système constructif simple, « Cledot » est LA solution pour créer des accès distanciés et séparés. Il peut être directement couplé au système « Empont QuickInstall »

- EMPONT QUICKINSTALL
« Empont QuickInstall » est un système qui permet l'installation d'espaces distanciés (comme les tribunes séparées pour Cagots, chères aux églises de notre région) et pouvant parfaitement s'adapter à différentes configurations. Ce dispositif permettra ainsi la réouverture des lieux culturels. Nos équipes développent aussi des solutions numériques comme le « geese leg » (patte d'oie).

- GEESE LEG :
Solution globale pour Pass sanitaire bluetooth. « Geese leg » ou « Pè d'Auca » est un marquage numérique discret communicant en Bluetooth : il remplace avantageusement le passeport vaccinal. Héritier de la patte d'oie que portaient les Cagots, ce dispositif est en cours de validation auprès des autorités sanitaires et devrait prochainement équiper les cartes vitales et les passeports délivrés par les autorités. Mis à jour en ligne par les médecins traitants, il permet d'attester avec exactitude l'état de santé de son possesseur.

Il eut été sans aucun doute amusant d'observer les réactions face à cette proposition de la French Tech décomplexée.

Mais voilà :
" C'était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Tout changeait de pôle et d'épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j'y tenais mal mon rôle
C'était de n'y comprendre rien "

Louis Aragon
Bierstube Magie allemande

Oui. Voilà que les patrons et personnels d'établissements recevant du public se voient assigner le rôle de supplétifs des forces de l'ordre et sont engagés à contrôler l'identité sanitaire de leurs clients. La réalité vient de dépasser toute fable et rend par là caduc un projet artistique, fut-il habile, visant à interroger cette situation. Reste à écrire et livrer les informations à même de nous amener à interroger la filiation de ce type de mesures et leur capacité à demeurer sur le temps long jusqu'à pétrir une société.

Pour des raisons patronymiques, l'histoire cagote m'est devenue intime. Un matin, à la Parole Errante, le réalisateur Stéphane Gatti de retour d'une rencontre avec le philosophe Christian Delacampagne (auteur de L'invention du racisme : Antiquité et Moyen Âge) m'accueille par un : « Tu savais que tu as un nom cagot ? » Je découvrais alors cette histoire qui mena des familles entières de la ségrégation sanitaire à ce qui s'apparente à de la ségrégation spatiale. En Béarn, c'est une vieille histoire dont on ne parle plus trop même si l'insulte « cagot » résonne parfois encore à l'esprit des plus anciens.

À partir de 1300, l'épidémie de lèpre régresse. Là où les maladreries subsistent, il arrive qu'on y admette de faux lépreux. Quand les maladreries disparaissent, les lépreux se regroupent sous forme de mille hameaux inorganiques. On suppose que c'est ici qu'a pu émerger le phénomène des Cagots. Et que c'est seulement en Navarre et Gascogne que la lèpre (maladie du corps) va trouver ses prolongements en maladie imaginaire. Chargées de la tare (morale) des lépreux, des lignées entières vont se trouver ostracisées pendant trois siècles au moins. Selon Benoît Cursente, c'est dans un contexte de révolution sociale en Béarn qu'émerge le phénomène. Un véritable changement de régime donc, qui engendre dans la population une véritable « inquiétude de statut », constituant le terreau favorable à la naissance d'une ségrégation.

Ainsi, cette population (sorte d'assemblée de porteurs sains de la lèpre) se voit d'abord isolée des villages, interdite de pratique de certains métiers (en particulier les métiers de bouche), interdite de mariage hors de sa « communauté ». On trouve souvent dans les villages du Sud Ouest des portes ou fontaines aux Cagots : points d'approvisionnement et de passage qui leurs sont réservés. Plus spectaculaires encore, les portes d'églises et bénitiers qui leur sont destinés et les tribunes, construites à leur frais, depuis lesquelles ils suivent la messe. Plus glaçant encore, la supposée obligation de porter, cousu sur leurs vêtements, le symbole d'une patte d'oie, évocation des difformités causées par la lèpre.

C'est la perduration de dispositifs de ségrégation spatiale, bien après la disparition de la pandémie, qui nous intéresse ici. Et le rôle joué par ces infrastructures dans le maintien de la ségrégation reste à interroger. Au-delà, c'est aussi la mutation d'une identité sanitaire en identité d'ordre racial et moral qu'il convient d'appréhender comme possible structuration d'une société « saine ».

L'effacement des signes visibles de la ségrégation des Cagots ne s'engage qu'à partir de 1750 mais il en reste encore en 1840, date à partir de laquelle une certaine anthropologie reprend la vulgate populaire qui rebrasse les relations entre Juifs, cochons et Cagots. La médecine n'est pas en reste et on pourra trouver publiés jusqu'à la fin du XIXe siècle de pseudo études médicales sur les Juifs, débiles et Cagots du pays des Landes.

Les parallèles sont toujours périlleux et les schémas, s'il y en a de l'épopée cagote, ne peuvent sans doute complètement se superposer aux schémas en cours dans la lutte contre la pandémie de COVID-19. Néanmoins, un tournant important est en passe d'être franchi. Nous sommes passés de mesures globales de confinement appliquées à tous à des mesures sélectives séparant les personnes « saines » vaccinées des personnes possiblement contaminées ou contaminantes. La question est de savoir si les infrastructures et outils de la séparation/ségrégation (pass sanitaire, software permettant de les contrôler, exclusion de certaines personnes des espaces publics) disparaîtront vraiment avec la pandémie. Ou si, à l'instar des infrastructures de ségrégation spatiale des Cagots, ces dispositifs survivront à la pandémie et finiront par restructurer nos espaces sociaux.

J'ai été étonné d'entendre un grand nombre d'expatriés en Russie appeler de leur vœux un passeport FaceBook, sous prétexte que le regroupement des données simplifierait grandement leurs démarches consulaires. Il ne semble pas si surréaliste d'imaginer demain une fusion des pass sanitaires, passeports et cartes vitales, ouvrant le champ du contrôle d'identité à l'état de santé physique ou mental et permettant l'accès ou non à certains espaces ou zones géographiques.

À LIRE
Les Cagots, histoire d'une ségrégation
CURSENTE Benoît
éditions CAIRN, ISBN : 9782350685717
Un regard historique particulièrement documenté sur les cagots Pyrénéens et plus largement sur les dynamiques de ségrégation et de discrimination communautaire dans le monde.


Sommaire du numéro 10
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EDITO / JOURNAL À TITRE PROVISOIRE N°10 : GLAUQUE EST UNE COULEUR
FILMER LE TRAVAIL,
C'EST FILMER [DANS] LE TRAVAIL. QUAND L'ENTREPRISE REFAIT TERRITOIRE

LES CAGOTS, LE RETOUR

Réalisation : Échelle inconnue

MAKHNOVTCHINA
MAKHNOVTCHINA
Makhnovtchina est un repérage actif des nouvelles mobilités urbaines et périurbaines à l'heure des grands projets de métropolisation. C'est un atelier itinérant de production participative d'images (fixes, vidéos, ou multimédia), de textes, de cartes, de journaux, « Work in progress ». Ce travail mené par des architecte, géographe, créateur informatique, sociologue et économiste vise à terme la proposition d'architecture ou d'équipements mobiles et légers. Ce travail vise, en outre, à explorer les futurs vides ou terrae incognitae que créent ou créeront les métropoles. Il propose une traversée du terrain d'accueil pour « gens du voyage » au marché forain en passant par les espaces des nouveaux nomadismes générés par la déstructuration des entreprises, notamment de réseau (EDF, GDF, France télécom...), ainsi que par les campings où, faute de moyens, on loge à l'année. Une traversée, pour entendre comment la ville du cadastre rejette, interdit, tolère, s'arrange, appelle ou fabrique la mobilité et le nomadisme. Ce projet de recherche et de création s'inscrit dans la continuité de certains travaux menés depuis 2001 : travail sur l'utopie avec des « gens du voyage » (2001-2003), participation à l'agora de l'habitat choisi (2009), réalisation d'installation vidéo avec les Rroms expulsés du bidonville de la Soie à Villeurbanne (2009) et encadrement du workshop européen « migrating art academy » avec des étudiants en art lituaniens, allemands et français (2010). Il tente d'explorer les notions de ville légère, mobile et non planifiée avec ceux et celles qui les vivent.