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FILMER LE TRAVAIL,
C'EST FILMER [DANS] LE TRAVAIL. QUAND L'ENTREPRISE REFAIT TERRITOIRE

Numéro 10


Retour sur les tournages de Flamanville, Port-Jérôme-Sur-Seine et les tentatives d'approche des « Vagonchiki », en Russie, qui interrogent l'assujettissement du logement ouvrier au travail.
En France, si l'immédiat après-guerre accélérait un mouvement de reprise en main par l'État de la gestion du logement ouvrier, le reprenant, semblait-il, définitivement des mains des patrons, les mutations économiques et politiques à l'œuvre depuis le début du millénaire (et dès les années 1990 dans l'espace post-soviétique) semblent remettre cette question aux mains des entreprises avec l'accord de l'État, pour ne pas dire sa protection. En découle un débordement de l'espace professionnel et sa hiérarchie sur l''espace privé et intime.

Il suffit d'avoir fait l'expérience de planter une caméra devant une usine en Zone Industrielle pour qu'une série d'engrenages se mette en branle. D'abord un vigile ; puis, si vous insistez un peu, le responsable de la sécurité ; et, enfin, des agents de police plutôt rodés en matière de droit à l’image, qui vous expliquent que, même en zone urbaine, il vous aurait fallu une autorisation de tournage. Personne n'est dupe. C'est le jeu. On ne représente pas impunément le monde de la production industrielle, encore moins en Zone Seveso
(site dont l'activité est liée à la manipulation, la fabrication ou le stockage de substances dangereuses) ou lorsque le secteur de production est sensible, comme dans l'énergie ou la chimie.

Mais les mutations économiques de ces dernières décennies ont vu le monde du travail et ses mécaniques infiltrer l'espace privé des employés. Et filmer l’habitat des ouvriers (notamment mobiles) revient aussi souvent à filmer leur travail.

Imperceptiblement, un changement s'est opéré dans le sujet d’Echelle Inconnue. Alors que nos premiers travaux avec les sans-abris, les Voyageurs ou les immigrés, interrogeaient les questions de l’habiter, voire du logement éclaté, le projet Makhnovtchina (www.makhnovtchina.org), qui explorait les urbanités mobiles, nous amenait doucement à prendre en compte le travail et l’activité économique comme un élément incontournable, voire central, de la question d’habiter.

Une évidence ? Pas vraiment... Puisque les personnes en situation de mobilité ou habitant des objets mobiles et légers comme des camions, des caravanes ou des mobile-homes, sont généralement considérés comme une population éloignée de l’emploi.

Pourtant, tous ou presque, bricolent, retapent ou simplement, travaillent. Activité souvent difficile à filmer, soit qu’elle est considérée comme insignifiante par les acteurs eux-mêmes, soit qu’une inquiétude naît en regard de la norme du travail rémunéré qu’un film viendrait à dévoiler (conditions de sécurité, fiscalité, etc.)... Inquiétude qui n’est pas propre aux activités non salariées.

C’est d’abord à Dieppe, en 2014, que cette crispation a pris un caractère évident, alors que nous travaillions à la cartographie mobile de l’habitat et l’architecture informelle du quartier historique des pêcheurs, le Pollet.

Ce soir-là, alors que nous projetions des ébauches de films réalisés avec les habitants du quartier, ils étaient deux au bar. Les films parlaient de baraques à frites, de commerce informel au cul des bateaux et de redistribution des richesses qui permettaient aux gens d’ici de survivre – in-formalité que les anciens appellent simplement « solidarité ». Ils étaient deux au bar, un peu à l’écart des autres et visiblement, ça leur parlait. Ici pour quelques mois, ils dormaient dans leur voiture dans la cours de l’huilerie qui les employait. Ils se sentaient soudain de ces gens-là et voulaient témoigner. Mais quelques jours plus tard, ils refusaient le rendez-vous pris pour filmer. Non par honte de leur condition de vie, mais parce qu'il fallait filmer à l'intérieur de l'entreprise ce qui, par conséquent, mettait à jour l’accord passé avec elle et que la loi réprouve : « camper sur son lieu de travail ».

Des problèmes du même ordre se poseront quand nous voudrons interviewer des gérants de campings à proximité : tous les emplacements y sont réservés pour les employés d'EDF et ses sous-traitants venus opérer un arrêt de tranche sur la centrale nucléaire de Penly.

Mais c'est évidemment autour du chantier du nouveau réacteur nucléaire de Flamanville, dans la presqu'île du Cotentin, que la question se posera avec le plus d'acuité. Parce que l'exceptionnel et le temporaire dure ici depuis des années ; parce qu'une partie des agents sur place ne vit qu'en régime exceptionnel sur les différents chantiers français. Et, enfin, parce que présents sur une période longue, nous expérimentions nous-mêmes le fait de vivre dans le chantier, pour ne pas dire dans le travail. Selon l'INSEE, Flamanville compte 1?724 habitants. Or, entre 4000 et 5000 travailleurs d'une dizaine de nationalités (pudiquement appelés « travailleurs détachés ») campent aujourd'hui autour du réacteur : ils vivent en camping, camping-car ou base vie – village de mobil-homes (officiellement base de loisir) géré par l'AIE, association loi 1901 regroupant les employeurs du site.

La plupart des travailleurs, arrivés pour une mission de quelques mois, sont toujours là plusieurs années après. Une journée sans fin qui voit défiler les saisons et surtout, tous les reports de livraison du chantier. Certains ouvriers sont ici depuis plus de sept ans sans y être officiellement domicilié et, par conséquent, sans droit à la ville ou droit de vote. Alors que l'après-guerre semblait entériner la séparation emploi/logement, on voit réapparaître ici une claire dépendance de l'un à l'autre : on ne loge ici que pour y travailler et, dans le cadre de la base vie, on y est hébergé que parce qu'on est employé. Le voisin peut être le chef d'équipe ou le contre-maître. Et le mobil-home dans lequel il est interdit de fumer ou d'inviter quelqu'un pour la nuit doit être partagé avec un autre employé.

Au-delà d'une porosité complète entre l'espace intime habité et l'entreprise, le logement devient un mode de gestion du personnel.

Dans le milieu, il n'est pas rare d'entendre parler du « Tour de France », cette menace que fait peser l'employeur sur l'employé récalcitrant ou trop revendicatif en l'obligeant à changer de chantier à une fréquence intenable, le déplaçant aux quatre coins du territoire, jusqu'à ce qu'il craque ou se taise.

TOUS ROUTIERS

Il est évident qu'interviewer des ouvriers sur leurs conditions de travail, fût-ce dans leur pavillon, pose problème : peur de la hiérarchie, devoir de réserve, etc. Il serait cependant moins évident qu'une discussion sur le pavillon engage une analyse des conditions de travail. Or, à travailler avec les « mobiles », on voit bien que la moindre revendication autour du droit au logement, ou la simple constatation pouvant être entendue comme telle, engage le rapport hiérarchique à l'employeur et ses collaborateurs ; et de là, parfois, la sanction. Car la mutation du travail salarié engage désormais l'acte d'habiter dans le processus de production et, par conséquent, dans le processus hiérarchique. On n'est plus seulement payé à travailler mais aussi, et peut-être surtout, payé à vivre dans ces conditions. Phénomène connu de longue date par les routiers qui confient volontiers « être payés à dormir ». Non qu'ils le soient à rien faire, mais parce que c'est sur les indemnités de déplacement (per diem pour manger, dormir à l'hôtel, etc.) qu'ils économisent, choisissant de dormir dans le camion. Par cette « astuce » ou ce bricolage, ils rendent les heures de sommeil mieux payées.

Mais déjà dans l'espace de la production industrielle et dans les Zones d'Exception que celle-ci génère, comme à Flamanville, ce mode de bricolage économique est remis en question. Certains employeurs tentent de diminuer les indemnités de déplacement au motif que le logement en camion, camping-car ou caravane, coûterait moins cher qu'un hébergement en hôtel ou en gîte. D'autres encore commencent à poser comme condition d'employabilité le fait de posséder un de ces logements mobiles.

Le dernier pas à franchir pour toucher au travail forcé ?
L'exemple des vagonchiki en Russie.

« Tant que tu restes sur le chantier et le campement, il n'y aura aucun problème. Nous avons des accords, nous sommes en règle. En revanche, si tu sors, que tu te fais contrôler et qu'il y a un problème avec tes papiers, moi, je ne viendrai pas te racheter à la police ! »

Voilà la phrase d'accueil qu'un contre-maître adresse à un travailleur centre-asiatique qui vient de débarquer sur le campement du chantier. Ici, les ouvriers sont logés, pour ne pas dire « en-campés », dans des « vagonchiki », pluriel de « vagonchik », qui pourrait se traduire par un « wagon, une remorque, un chariot ou une roulotte », et qui s'apparentent à des baraquements sur roues et/ou des containers pour les travailleurs.

Ces campements de « vagonchiki » fleurissent par centaines au gré des chantiers d'embellissement de la ville ou du projet urbain du Grand Moscou. Ici, on dort pour ainsi dire sur le chantier et, celui-ci terminé, on est déplacé sur le chantier suivant avec les containers. La phrase d'accueil dit tout, ou presque, de ces zones et de leur caractère d'exception comme de la gestion de la main-d'œuvre. Des zones multiples de tailles diverses pour ainsi dire hermétiques à l'environnement et qui dérogent tant au droit du travail qu'on y flirte avec le travail forcé.

Pour rencontrer la ville mobile, il faut danser avec les murs et barrières qui se dressent entre les zones de containers habités et la ville.

Il faut aussi danser avec des vigiles, « logés » à peu de chose près à la même enseigne que ceux qu'ils surveillent. Les guérites de gardien, aussi légères que des kiosques, signent partout la séparation. Ces micro-espaces ont leur équivalent intérieur : la loge de concierge, tout aussi omniprésente.

Ainsi, le contact avec la ville légère est déterminé par la présence de ces vigies légères, plaçant gardiens et gardés à la même « loge ».

FOURIER SANS L'UTOPIE

Ainsi, même si Port-Jérôme-Sur-Seine inaugure la première Zone Économique Spéciale officielle de France, on peut considérer que celle-ci ne fait que « performer » les expériences de régime d’exception que sont les grands chantiers, leur détournement du droit de l’urbanisme et du travail. Cette nouvelle séquence inaugure donc moins un retour à un paternalisme industriel qu’à un territoire de Zones dans lesquelles l’ensemble des secteurs de l’activité humaine – jusqu’aux plus intimes – sont dévolus à la production. Une étape vers le travail forcé que l'en-campement russe des brigades de « Vagonchiki » semble sur le point de franchir.


Sommaire du numéro 10
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EDITO / JOURNAL À TITRE PROVISOIRE N°10 : GLAUQUE EST UNE COULEUR
FILMER LE TRAVAIL,
C'EST FILMER [DANS] LE TRAVAIL. QUAND L'ENTREPRISE REFAIT TERRITOIRE

LES CAGOTS, LE RETOUR

Réalisation : Échelle inconnue

MAKHNOVTCHINA
MAKHNOVTCHINA
Makhnovtchina est un repérage actif des nouvelles mobilités urbaines et périurbaines à l'heure des grands projets de métropolisation. C'est un atelier itinérant de production participative d'images (fixes, vidéos, ou multimédia), de textes, de cartes, de journaux, « Work in progress ». Ce travail mené par des architecte, géographe, créateur informatique, sociologue et économiste vise à terme la proposition d'architecture ou d'équipements mobiles et légers. Ce travail vise, en outre, à explorer les futurs vides ou terrae incognitae que créent ou créeront les métropoles. Il propose une traversée du terrain d'accueil pour « gens du voyage » au marché forain en passant par les espaces des nouveaux nomadismes générés par la déstructuration des entreprises, notamment de réseau (EDF, GDF, France télécom...), ainsi que par les campings où, faute de moyens, on loge à l'année. Une traversée, pour entendre comment la ville du cadastre rejette, interdit, tolère, s'arrange, appelle ou fabrique la mobilité et le nomadisme. Ce projet de recherche et de création s'inscrit dans la continuité de certains travaux menés depuis 2001 : travail sur l'utopie avec des « gens du voyage » (2001-2003), participation à l'agora de l'habitat choisi (2009), réalisation d'installation vidéo avec les Rroms expulsés du bidonville de la Soie à Villeurbanne (2009) et encadrement du workshop européen « migrating art academy » avec des étudiants en art lituaniens, allemands et français (2010). Il tente d'explorer les notions de ville légère, mobile et non planifiée avec ceux et celles qui les vivent.