Plates est une série photographique réalisée entre octobre et décembre 2014 dans le quartier de la Loubianka à Moscou par le « visual storyteller » canadien (narrateur visuel) et auto-stoppeur dans l'âme, Pascal Dumont. Pendant une heure tous les matins, il photographie les plaques minéralogiques détournées ou maquillées par leurs propriétaires pour échapper aux radars et aux contraventions.
Le récit
Ce qui intéresse le photographe ici, c'est la valeur potentielle de micro-création de ces détournements, à moins que ce soit la photographie qui leur confère ce statut. Mais c'est aussi le récit que ces détournements portent. Comme souvent, le bricolage peut se lire comme une histoire dans laquelle le contexte est prédominant. Contexte légal, mais aussi contexte micro-géographique direct, quand le premier déchet à portée de main se trouve collé sur la plaque, dépliant de livraison de pizza, feuille morte, ou encore le chewing-gum qu'on imagine tout droit sorti de la bouche du conducteur pour défigurer un « 7 ». Rendus au statut d'image, ces bricolages deviennent aussi support de rêveries « déréalisées » : la plaque masquée par une partition est-elle vraiment celle de la voiture d'un musicien ? Ailleurs, le ruban adhésif Duct Tape renvoie au monde de tous les bricolages et réparations « si tu ne peux pas réparer quelque chose avec du Duct Tape, c'est que tu n'as pas mis assez de Duct Tape ». Le hacking peut ainsi se lire, et narre autant son contexte que son procédé de fabrication : d'où vient l'objet ? Comment a-t-il été inséré ? Les éléments deviennent alors indices pour recomposer une histoire possible. Le récit se fait parfois plus direct quand la plaque arbore une insulte à l'adresse des contractuels, ou quand la plaque camouflée d'un véhicule officiel du FSB joue la provocation nationaliste avec un « la Russie devant ! ».
La technique et l'investissement
Le panel est large et un monde semble séparer le pastiche naturaliste d'une feuille d'arbre parvenue opportunément à se coller sur la plaque, au système high-tech de plaque aimantée escamotable. On observe cependant des récurrences qu'il conviendrait encore d'explorer : l'utilisation de CD ou d'adhésif argenté réfléchissant vers l'objectif la lumière des flashs, ou encore les différents procédés magnétiques permettant d'échanger les plaques.
Comment ces procédés s'échangent-ils ? En quoi le partage de connaissance fait réseau et en quoi ce réseau vient-il contredire le découpage socio-économique de classe ?
Difficile d'opérer une lecture idéologique sur cette série. Elle viendrait même à perturber (par l'extraction sociale des propriétaires des véhicules) une conception positive et salvatrice du bidouillage quotidien.
Nous sommes à Loubianka, le quartier des administrations. Celui du ministère de la santé et du FSB. Bien loin des espaces pauvres de Shanghaï ou des wagonchiki, ouvriers souvent étrangers habitant en containers. Et même si quelques Lada sont du nombre, près de 25 % de ces voitures photographiées sont des berlines européennes de prix, dans lesquelles somnolent parfois un chauffeur. L'apparence « pauvre » de la plupart de ces détournements ou bricolages ne doit pas nous tromper. Pour l'essentiel, il s'agit de voitures de cadres de la fonction publique, voire de la sûreté, qui quittent le quartier la journée de travail terminée.
Ainsi, ce sont donc les garants du système administratif, institutionnel et sécuritaire, bref de l'autorité qui par ces bidouillages tentent d'échapper à l'autorité même. Ce qui, si on en tirait le fil, pourrait en dire long sur le rapport d'une société russe face à ses règles et ses applications. Un jeu d'anguilles par lequel toutes les classes sociales et un système tente d'échapper à lui-même.
Plus qu'une simple défiance envers l'autorité de ses propres agents, c'est peut-être une véritable non-croyance en sa justesse, un athéisme, que révèlent ces images.