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VREMYANKAS, LOGEMENTS PROVISOIRES ÉTERNELS

Numéro 7


L'infrastructure d'abord ! Pour le logement, on bricolera plus tard...

Alors que le XIXe siècle fut marqué en France par une volonté des autorités de sédentariser la main-d'oeuvre, l'année 2002 et les débuts d'une politique de déstructuration des entreprises de réseaux, marqua sa re-mobilisation. Chantiers urbains, d'infrastructures, font désormais appel au mieux offrant, réquisitionnant une main d'oeuvre lointaine que l'on voit camper en Algecos, containers ou campings à proximité de la zone de travail. Habitat ouvrier temporaire parfois géré par les entreprises-mêmes, comme à Flamanville dans la Manche, où les ouvriers travaillant à la construction de l'EPR (réacteur nucléaire de troisième génération conçu et développé par l'entreprise Areva) se voient proposer un encampement en cités provisoires de mobil-homes (appelées aussi bases vie). Cette main-d'oeuvre mobile cohabite alors par intermittence avec une autre population de l'ombre : surnommés les « invisibles du nucléaire », plus de 20.000 nomades qui parcourent chaque année la France de camping en camping, pour assurer la maintenance des 58 réacteurs répartis dans les 19 centrales nucléaires, pour des salaires proches du SMIC.
Si ceci constitue en France le renouveau d'un certain « nomadisme ouvrier » il n'en est pas de même dans l'espace post-soviétique où les containers dans lesquels s'entassent les ouvriers centre asiatiques qui édifient le Grand Moscou, sont les héritiers d'une histoire de l'habitat léger ouvrier qui se déroule sans discontinuer de la révolution à nos jours. Peut-être y-a-t-il une leçon russe à tirer de cette histoire et du devenir durable ou définitif de la ville temporaire, non cadastrée et souvent bricolée.

Quelques exemples de « vremyankas » : logements provisoires éternels
Pour mieux comprendre l'esprit de la ville mobile française et russe contemporaine, qui échappe au cadastre, il convient de se tourner vers son histoire, l'histoire de l'habitat « léger », russe en l'occurrence, et en observer les formes architecturales ignorées des créateurs de métropoles. L'habitat « léger », c'est-à-dire, sans fondation, se décline dans la langue russe sous différents quasi synonymes : « vremyanka » dont la racine « vremya » signifie le temps, « bytovka » dont la racine « byt » signifie le quotidien, « barak » : le baraquement, etc. Ainsi, dans la langue-même ce type d'habitat est lié aux notions de temporalité et de changement. Mais en Russie tout le monde le sait, rien n'est plus durable que le provisoire.
Sous l'Empire russe, les ouvriers vivaient dans des conditions insalubres : habitats étroits, mal ou non chauffés, bénéficiant de peu ou simplement pas de lumière naturelle. à Moscou et dans ses banlieues, selon les sondages de 1912, plus de 300 000 personnes(1) occupaient des pièces dont elles louaient les lits. Ainsi, dans une pièce pouvaient vivre jusqu'à dix personnes. Et le même lit pouvait être loué par plusieurs ouvriers si ceux-ci travaillaient par équipes successives. La situation en province était pire encore. Selon les observations de la région de Bakhmut(2) datées de 1910, parmi les 1618 logements nommés officiellement « appartements pour ouvriers » on comptait 40% de constructions semi-enterrées, 25% de vremyankas auto-construites, 2% de cuisines d'été et seulement 33% de pièces dans des bâtiments en pierre ou en brique.
Après les révolutions et la guerre civile, le nouvel État prend la voie de l'industrialisation. Au cours du XIVe Congrès du Parti communiste qui se déroule du 18 au 31 décembre 1925, la décision est prise de faire passer l'URSS « d'un pays qui importe voitures et équipements à un pays qui les produit ». Cette décision définit non seulement les changements de l'économie soviétique, mais aussi la nouvelle logique urbaine.
Le pays entame la construction massive d'usines : de 1928 à 1932 on construit 1500 entreprises industrielles, 4 500 de 1932 à 1937, et de 1937 à 1940, 3 000 entreprises industrielles sont mises en service. Il faut souligner que dans l'URSS de cette période c'est l'industrie lourde qui est mise en avant plus que l'industrie légère. Ainsi, le pouvoir privilégie l'industrie mécanique, celle de l'armement ainsi que les centrales électriques. Naissent aussi les industries automobile, aéronautique, chimique, électrotechnique, etc.
Du point de vue urbain, on peut diviser ces usines en deux grands ensembles : celles construites dans le tissu urbain existant et celles qui donneront naissance aux villes nouvelles. Pour illustrer ces dernières, citons le destin de Magnitogorsk (3) : en 1926, le pouvoir soviétique décide d'implanter un Combinat métallurgique près de la montagne Magnitnaïa. La création de la ville suivra cette décision. Ainsi, les entreprises industrielles à l'origine de la formation de nouvelles villes sont au départ construites dans des lieux vierges (dans des forêts, près des rivières, dans des champs, etc.). L'autre facteur qui pousse le gouvernement à placer ces usines en pleine nature avant de construire les villes autour, est lié à la Seconde Guerre mondiale. Pour sauvegarder son industrie, le gouvernement se voit obligé d'évacuer les usines de la partie occidentale du pays vers son centre : la Sibérie. Ces usines représentent, dans la plupart des cas, des enjeux importants en terme de défense. Et dans cette situation de guerre totale, le pays, après les avoir évacuées loin du front, a besoin de les mettre en service le plus rapidement possible.
La spécificité de l'édification des équipements industriels soviétiques repose d'une part sur leur situation géographique, et d'autre part sur leur temporalité de construction. En URSS, le temps se divise en plans quinquennaux qui impliquent un développement rapide et efficace du pays. Il en résulte un désintérêt profond du gouvernement pour les conditions de vie du peuple. De ce fait, les ouvriers qui construisent les plus importants équipements industriels soviétiques habitent des logements mobiles et provisoires : des vremyankas. Ainsi, selon le rapport que le gouvernement de Magnitogorsk adresse au Comité central du Parti communiste de l'Union Soviétique, en 1938, 67,2% de m² habitables de la nouvelle ville sont constitués de vremyankas. Le gouvernement de Magnitogorsk met en cause le Département de construction de la ville qui privilégie la construction de la partie industrielle, tandis que « la construction civile est abandonnée ».

Du point de vue architectural, la vremyanka n'a pas de forme prédéfinie.
Voici (photo en haut à gauche) l'habitat des bâtisseurs de DniproHES (centrale hydroélectrique du Dniepr), un des plus grands chantiers des années 1930.
On peut y voir les parties auto-construites en bois et à l'aide de matériaux récupérés sur les chantiers. Selon les mémoires de Boris Weide, ouvrier sur ce chantier (qui fut aussi journaliste), ce chantier gigantesque où en 1927 plus de 10 000 personnes travaillaient, représente la mixité sociale absolue : anciens prisonniers, bandits, voleurs de tous bords, anciens officiers blancs, contrebandiers, prêtres, spéculateurs, koulaks, sectaires, rebelles, aristocrates. Et tous habitent ensemble dans des vremyankas sombres et étroites.
Un autre exemple, beaucoup plus récent (1969-1974), de vremyankas est lié au chantier de KAMAZ - Usine automobile de Kama - à Naberejnye Tchelny, Tatarstan. La construction de l'usine débute le 1er novembre 1969 car l'État a alors un besoin urgent de camions modernes et économiques. Le chantier est important : en 1970 il abrite 20 000 en 1971 - plus de 33 000 ouvriers, alors que la population de la ville s'élève déjà en 1970 à 37 923 habitants et n'a aucune possibilité d'accueillir les nouveaux arrivants. Le gouvernement du chantier trouve alors deux solutions. La première consiste à loger les ouvriers du chantier chez l'habitant, dans les villages alentour. La deuxième solution, beaucoup plus simple pour les gérants du chantier, consiste à loger les ouvriers dans des vremyankas. Ces vremyankas peuvent avoir une forme de tente :

Un autre exemple, beaucoup plus récent (1969-1974), de vremyankas est lié au chantier de KAMAZ - Usine automobile de Kama - à Naberejnye Tchelny, Tatarstan. La construction de l'usine débute le 1er novembre 1969 car l'État a alors un besoin urgent de camions modernes et économiques. Le chantier est important : en 1970 il abrite 20 000 en 1971 - plus de 33 000 ouvriers, alors que la population de la ville s'élève déjà en 1970 à 37 923 habitants et n'a aucune possibilité d'accueillir les nouveaux arrivants. Le gouvernement du chantier trouve alors deux solutions. La première consiste à loger les ouvriers du chantier chez l'habitant, dans les villages alentour. La deuxième solution, beaucoup plus simple pour les gérants du chantier, consiste à loger les ouvriers dans des vremyankas. Ces vremyankas peuvent avoir une forme de tente.

Une autre forme de vremyanka est le « wagontchik ».
Ces wagontchiks se composent de deux pièces et forment des « communes » avec leurs rues, magasins et cantines. Les immeubles se construisent en même temps que l'usine, mais selon les souvenirs des ouvriers du chantier ceux-ci sont, dans les années 1970-1973, peuplés comme des foyers de travailleurs. Les ouvriers qui ont déjà des familles sont donc quant à eux obligés de rester en vremyankas.
Dans le film documentaire « Camarade KAMAZ » de 1972, une des ouvrières raconte que sa famille (son mari, elle et leur enfant) habite dans un wagontchik, car ils attendent un appartement (en URSS il était impossible d'acheter un appartement, le logement était réparti par le gouvernement, il fallait donc attendre son tour). Et elle et son mari travaillent sur le chantier. Elle précise que son mari y travaille depuis déjà deux ans. Ces wagontchiks servent non seulement de logement, mais abritent aussi d'autres fonctions, par exemple, administratives.
Ces wagontchiks sont produits dans différentes usines, y compris dans l'usine automobile de Lougansk, en République socialiste soviétique d'Ukraine.
Presque simultanément à la construction de l'usine KAMAZ est érigée une usine, tout aussi gigantesque : AvtoVAZ, essentiellement connue pour sa marque de voiture Lada. à Togliatti, de 1967 à 1970, 48 000 personnes érigent l'usine et le quartier d'habitation pour les travailleurs. La population de la ville augmente de 88 000 en 1962 à 150 000 en 1967.
Contrairement aux gestionnaires du chantier KAMAZ, les gérants du chantier d'AvtoVAZ décident de ne pas construire de vremyankas d'habitation. Pour s'en passer, ils optent pour deux stratégies importantes. Premièrement, on commence le chantier d'usine par la construction du quartier d'habitation. Et deuxièmement, l'administration du chantier décide d'utiliser non seulement les ouvriers du chantier, mais aussi les futurs travailleurs de l'usine pour le construire. Ainsi, on diminue le nombre d'arrivants qui ont besoin d'être logés. Évidemment, les travailleurs de l'usine ne connaissent pas les spécificités de la construction des édifices, c'est pourquoi les gérants invitent 400 ouvriers du bâtiment qualifiés pour surveiller le chantier.

D'autres types de vremyankas sont conçues pour les travailleurs de la zone polaire : les « tzub »
Le 8 septembre 1931, le gouvernement soviétique signe l'arrêté « sur le développement de l'économie des régions du Grand Nord ». Cet arrêté prescrit la fondation d'industries forestière, chimique, charbonnière, pétrolière ainsi que celle des cuirs et de peaux.
Au milieu des années 1960, l'exploitation minière du Grand Nord devient très importante : l'état a besoin de gaz et de pétrole, mais les ressources des régions européennes d'URSS et d'Asie Centrale ne suffisent plus.
L'une des difficultés les plus importantes dans le Grand Nord est l'habitat. Il faut assurer aux travailleurs de bonnes conditions de vie, sinon ils ne sont plus efficaces. Dans les années 1970, on comprend que les wagontchiks ne sont pas adaptés aux conditions du Grand Nord. En 1975, on commande à l'usine DOZ-21 la production d'un nouveau type de vremyankas. L'usine conçoit une nouvelle forme en tonneau. Ce tonneau « TZUB-2M » peut assurer un confort intérieur même si à l'extérieur la température est de -65°C et le vent de 60 m/s. Le tonneau peut accueillir 4 personnes, est isolé par du polystyrène et est équipé d'un système de chauffage à l'eau chaude. Le chauffage se fait par le sol. Tous les meubles y compris les bas-flancs, les tables, les équipements sanitaires sont installés en usine, ce qui facilite la construction de camps de base.
Ce tonneau durable, résiste au transport en conditions extrêmes et peut être facilement transporté par hélicoptère grâce à ses caractéristiques aérodynamiques. De plus, sa forme en tube en fait un habitacle adapté aux tempêtes de neige : les coups de neige contournant le tonneau.
Fait notable, ces tonneaux sont non seulement utilisés par les mineurs, mais aussi par la population civile qui utilise par exemple ces tzubs comme datchas (maison de campagne traditionnellement en bois). On construit même des villages d'entraînement pour sportifs de haut niveau.
En 1980, sur la côte sud d'Elbrous, on construit une base d'entraînement pour skieurs professionnels qui ont besoin de pratiquer en toutes saisons. Les ingénieurs du département de construction des équipements sportifs prennent TZUB-2M pour base et le remettent à jour : on y remplace la chaudière à carburant solide par une chaudière électrique. Le système de chauffage est aussi renouvelé : l'air froid entre dans le système par une prise d'air, se réchauffe sous de plancher, avant d'entrer dans l'habitat pour enfin en sortir grâce au déflecteur cylindrique. Les paramètres de microclimat sont réglés de manière automatique.
Aujourd'hui, les vremyankas sont utilisées sur les chantiers urbains, dans les datchas (comme bains ou cuisine d'été, par exemple), et dans les camps de base. On produit les vremyankas en métal et en bois avec la possibilité de les assembler horizontalement et verticalement pour en faire des édifices de 2 à 3 niveaux et de la dimension souhaitée.
On peut cependant rencontrer aujourd'hui, en 2018, des personnes nées, ayant grandi et passé toute leur vie en vremyankas - « bâtiments provisoires ». Ainsi, la ville sibérienne de Niagan, compte 27 cités mobiles dans lesquelles les gens habitent depuis 1979. Le même problème touche d'autres villes sibériennes, comme Sourgout.
Les habitants des vremyankas exigent leur relogement en appartements, mais se heurtent à un problème juridique. Car les wagontchiks n'ont pas de statut officiel. Conçus et entendus comme « des constructions adaptées à l'habitation », il n'en sont pas pour autant considérés comme de « l'habitat » officiel. Selon le cadastre, ces vremyankas, comme leurs habitants, n'existent pas. L'état russe possède un programme de relogement des habitants de logement vétuste, mais les wagontchiks n'étant pas considérés comme tel, l'administration des villes a la possibilité de laisser leurs occupants vivre encore quelques années dans ces logements « provisoires » - vremyankas.

Sommaire du numéro 7
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LA GUERRE DES COURANTS
VREMYANKAS, LOGEMENTS PROVISOIRES ÉTERNELS
MIGRANTS « LO-FI » UN PHÉNOMÈNE DE LA SPHÈRE PUBLIQUE : CAS DE TRAVAILLEURS MIGRANTS D'ASIE CENTRALE
INGÉNIEUR ET BRICOLEUR OU L'OEUF ET LA POULE POST-APOCALYPTIQUES
LA MARCHE DU CHEVAL JÉRÔME GUENEAU
NOIRE LA RUBRIQUE
EDITO/JOURNAL À TITRE PROVISOIRE N°7 : INGÉNIERIE ENSAUVAGÉE JOURNAL FRANCO-RUSSE

Réalisation : Échelle inconnue

MAKHNOVTCHINA
MAKHNOVTCHINA
Makhnovtchina est un repérage actif des nouvelles mobilités urbaines et périurbaines à l'heure des grands projets de métropolisation. C'est un atelier itinérant de production participative d'images (fixes, vidéos, ou multimédia), de textes, de cartes, de journaux, « Work in progress ». Ce travail mené par des architecte, géographe, créateur informatique, sociologue et économiste vise à terme la proposition d'architecture ou d'équipements mobiles et légers. Ce travail vise, en outre, à explorer les futurs vides ou terrae incognitae que créent ou créeront les métropoles. Il propose une traversée du terrain d'accueil pour « gens du voyage » au marché forain en passant par les espaces des nouveaux nomadismes générés par la déstructuration des entreprises, notamment de réseau (EDF, GDF, France télécom...), ainsi que par les campings où, faute de moyens, on loge à l'année. Une traversée, pour entendre comment la ville du cadastre rejette, interdit, tolère, s'arrange, appelle ou fabrique la mobilité et le nomadisme. Ce projet de recherche et de création s'inscrit dans la continuité de certains travaux menés depuis 2001 : travail sur l'utopie avec des « gens du voyage » (2001-2003), participation à l'agora de l'habitat choisi (2009), réalisation d'installation vidéo avec les Rroms expulsés du bidonville de la Soie à Villeurbanne (2009) et encadrement du workshop européen « migrating art academy » avec des étudiants en art lituaniens, allemands et français (2010). Il tente d'explorer les notions de ville légère, mobile et non planifiée avec ceux et celles qui les vivent.