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DU BRICOLAGE À L'ARTISANAT EXEMPLE DES GARAGES À SHANGHAÏ

Numéro 6


Une vie ou une maison bricolée. En opposition à la propagande de la beauté que les Moscovites commencent à découvrir et qui leur a déjà arraché les kiosques de rue jugés inesthétiques, les cités de garages sont loin de correspondre aux critères esthétiques internationaux. Pas plus d'ailleurs qu'aux critères sanitaires ou de confort.

Derrière l'université du MGU à Moscou s'étendent 8 000 garages dont 4 000 on été détruits en 2015 : voilà Shanghaï. Une ville dans la ville, un état dans l'état pour certains. Dans ces garages il y a longtemps qu'on ne se contente plus d'y abriter des voitures. On y travaille, on y produit, on y mange, on y dort, on y vit ou on s'y cache. Les garagniks d'ici sont Russes, Arméniens, Géorgiens, Tatar ou Ouzbeks, professeurs d'université ou ingénieurs, mais plus souvent ouvriers ou techniciens ayant rompu avec l'industrie pour des raisons économiques et salariales ou simplement par ennui.

De la soudure à la startup
Dans un garage, le type d'activité n'est limité que par l'imagination du propriétaire ou du locataire. On peut y ouvrir des cliniques vétérinaires, des salons de beauté pour animaux, des bureaux juridiques, ou des études d'huissier, des bains et des saunas ; on peut aussi y habiter. L'activité dans les garages est définie par le voisinage : usines, ensemble de datchas ou cimetière. S'il y a un certain type de production aux environs, comme l'usine de camion GAZ, à Nijniy Novgorod, OUAZ à Oulyanovsk, ou encore KAMAZ à Naberejnyie Tchelny, les garages proches produisent des pièces détachées contrefaites mais aussi des pièces de qualité qui fournissent les chaînes de l'usine. S'il y a un massif de datchas à côté alors on ouvre des magazins de jardinage. Si c'est un cimetière on ouvre des cafés funéraires ou on vend des objets funéraires. En général, l'activité dépend des ressources que quiconque peut emporter ou voler. Mais on trouve aussi des startups de logiciel ou de jeu comme la société Reality Quest qui débuta dans un garage et dont la production de pièces uniques pour ses jeux se poursuit dans les réseaux des cités de garages.
Selon le chercheur Sergueï Seleev, les sociétés de garages sont moins une apparition que la perduration de l'artisanat né au XII e siècle qui s'organisait jusqu'à la révolution sous la forme « d'isba de travail », sortes d'annexes à la demeure seigneuriale où les membres de l'artel venaient travailler. « Puis après la révolution, la coopération est devenue fondamentale pour les bolcheviques. De 1919 à 1920, en période de communisme de guerre c'est par la coopération qu'était planifiée la répartition des ressources. Chaque membre de la coopérative en possédait une part, sa part sociale. Par la suite même si le régime a renoncé à la coopération forcée de l'ensemble du pays, la coopération volontaire demeurait. Elle a continué à exister sous Staline jusqu'à sa liquidation en 1956 par Khrouchtchev. Elle produisait alors jusqu'à 70 % des jouets, il existait même quelques usines technologiques coopératives. Après la liquidation cette coopération n'a cependant pas complètement disparu. Même si les biens ont été nationalisés et que les ouvriers sont devenus employés des usines d'état, les "ar- tels" ont subsisté y compris sous des formes clandestines.
Cette interdiction de l'activité coopérative a provoqué l'essor de "l'économie de l'ombre". Après sa ré-autorisation en 1988 l'activité coopérative s'est ré-organisée sur les mêmes principes et s'est développée dans les garages. En somme, l'activité artisanale s'est poursuivie sans discontinuer tout le long de l'histoire russe. »
Pour Ilya le mécanicien Tatar, son travail est la réponse à la demande de produits non standards que la grande distribution ne peut fournir. Le travail de garage peut alors s'entendre comme l'espace ajusteur de la production de masse. En somme le passage à la lime de la production industrielle et planifiée pour l'adapter aux usages réels.

« Il y a eu ici tellement de naissances qu'on a pensé ouvrir une crèche ! »,
plaisantait un jour Ilya. Il ne manquerait en effet guère que cela pour faire véritablement de Shanghaï ce qu'en disent ses gérants et même ses détracteurs : une ville dans la ville. Mais cette ville est-elle d'une autre nature que celle environnante ? Son gérant en dresse le schéma de croissance comme suit : d'abord des gens fréquentent les garages, s'y retrouvent et partagent les repas qu'ils amènent de la maison. Alors l'opportunité d'un petit business, d'un mini-café apparaît. Davantage de personnes arrivent, il faut en ouvrir plus, la masse économique justifie alors l'installation d'une station de lavage. Les business de services augmentant il faut ensuite « harmoniser » leur fonctionnement, régler les problèmes de voirie, de voisinage et dialoguer avec l'extérieur c'est-à-dire l'état. Le responsable de la coopérative devient à la fois percepteur et redistributeur, liaison autant que rempart face à « l'extérieur ». On pourrait ici, à peu de chose près, adopter une lecture naturaliste de la croissance économique, démocratique et urbaine que S. Seleev détaille comme suit.
Dans les années 1960, usines, entreprises et comités exécutifs des villes distribuent des sols impropres à la construction traditionnelle sur lesquels les travailleurs autoconstruisent leurs garages. Gabarits et usages sont alors strictement réglementés. C'est dans les années 1970 qu'apparaissent les premières coopératives et avec elles, les premiers « Tonton Vassya » bricoleurs prodiges qui réparaient tant leur voiture que celles des voisins. Les années 1980 verront l'éclosion des coopératives de « garages-escargots », constructions préfabriquées posées sur site pour une part et garages métalliques montés sur place d'autre part. On y gare évidemment sa voiture mais on y stocke aussi les productions alimentaires de la datcha : pommes de terre, carottes, conserves, etc. Dans les années 1990, on commence à construire en briques, en parpaings, en dalles de béton – tout ce que l'on peut trouver. C'est aussi l'avènement de la propriété privée et les gens commencent alors à vendre leurs garages au grand affolement du personnel coopératif. Puis, dans les années 2000 les gabarits de garages augmentent. On commence à y construire en bloc de béton cellulaire (devenu matériau typique), en tôle ondulée et bac acier. C'est en 2010, à l'occasion du changement de législation qu'on a commencé à penser et construire des coopératives de garages à des fins de production.

L'abri anti-aérien
C'est ce à quoi S. Seleev assimile le garage : un endroit où l'on viendrait se réfugier pour échapper à l'état, minimisant les contacts avec lui et par là même les frais. Ce rôle tant économique que social s'inscrit historiquement ainsi, à l'époque soviétique le garage était plutôt le fumoir où l'on pouvait se croiser, se réunir ou discuter sans censure. Le garage jouait en définitive le rôle de Banya ou de datcha, des lieux où on pouvait parler sans crainte. À l'époque post-soviétique c'est par l'ouverture de leur propre production dans ces garages que les gens ont commencé à échapper à l'état.
C'est en partie l'organisation coopérative qui permet de gérer cette mise à distance des autorités. Dans la plupart des cas, les questions d'organisation de l'activité sont réglées par le président souvent élu parmi les membres de la coopérative ou issu de l'extérieur. Les cotisations servent à l'aménagement, l'enlèvement des ordures, la construction de routes. Le budget est approuvé en réunion générale par les membres de la coopérative.
Le président a aussi un rôle tampon avec les différentes instances de contrôle. Si certaines non-conformités sont relevées, comme l'insuffisance de bouches d'incendie, alors, l'amende est établie au nom de la GSK. La somme est alors répartie entre tous ses membres de manière solidaire. Si un seul membre de la GSK est responsable, il y a une réunion suite à laquelle le président peut l'obliger à payer seul. Si la personne ne paye pas ses cotisations on peut souder les portes de son garage. On peut aussi le déménager dans un autre garage pire que le sien, sans considérer le fait qu'il soit propriétaire ou non. D'un point de vue purement juridique, on ne pourrait pas l'expulser mais dans la plupart des cas la coopérative résout ces questions selon des principes propres sans se référer ou faire appel à la loi.
Mais ce n'est pas seulement à l'état que l'on cherche à échapper. C'est aussi à un certain mode de la division du travail. À l'ennui en somme que la production sectorisée des biens génère. Pour Ilya le travail de garages permet d'échapper aux tâches répétitives de l'usine, mais il y voit aussi un espace où ses compétences et en particulier son inventivité sont reconnues. « Si c'était payé normalement, pourquoi pas travailler à l'usine ! En 1995 j'avais construit une presse-forme. J'en avais demandé 4 millions. Et on m'a payé 45 000. Alors l'intérêt a disparu. » Mais cela ne s'arrête pas là pour Ilya, il lui arrive aussi de refuser des travaux trop répétitifs bien que lucratifs. Aucune volonté donc d'occuper une niche mais plutôt de s'épanouir : « un homme doit faire différentes choses pour s'épanouir ». À Shanghaï on trouve aussi un professeur d'université qui construit un yacht en assemblant des règles en plastique, un autre qui construit une voiture par l'assemblage de pièces provenant de toute la Russie, échantillon de toute la production automobile soviétique. Passe-temps ? Ou là encore tentative de fuite ?

La ville bricolée
Rares à Shanghaï sont les garages encore dans leur état d'origine. Depuis longtemps certains communiquent entre eux, la plupart possèdent une cheminée d'évacuation des fumées du poêle, sur d'autre une portière est soudée au-dessus de la porte en guise d'auvent. On y croise aussi de véritables morceaux d'architecture, maisons de bois posées sur leur toit en vertigineux porte-à-faux. Bref, le bricolage n'est pas seulement ce qui y est produit mais l'espace même de la production ou de l'habitat. La particularité de cette ville autre réside peut-être ailleurs. Dans le fait qu'elle soit une ville sans plan ou plutôt une ville née du détournement ou de la perversion d'un plan existant. L'utilisation à d'autres fins de bâtiments d'une part (qui seront à mesure transformés et transfigurés) mais aussi du plan même. Les allées, le long desquelles s'alignaient les garages, désormais clôturées aux deux bouts, deviennent impasses et territoires semi-privatifs, les garages étant reloués ou achetés par un même propriétaire ou un groupe de proches.
Du point de vue urbain la cité de garages est une faille dans le logiciel ville que des bidouilleurs ont décidé d'exploiter. Mais la pression foncière amène les autorités à requalifier les terrains impropres à la construction sur lesquels ces cités s'étaient développées en terrains constructibles.

économie grise ?
Le téléphone sonne sur le toit du garage où nous discutons avec Sergueï. Il décroche. Un journaliste veut recueillir son opinion sur la déclaration d'un proche de Poutine disant vouloir en finir avec l'économie des garages qui constitue selon le Kremlin une perte de ressources fiscales importante. « On ne peut pas vendre l'artisanat, il n'a pas de valeur fixe. Cela veut dire que si argent et business sont universels, le produit final de l'artisanat est quant à lui une valeur non universelle qu'il est très compliqué de convertir en équivalent monétaire. Dans l'artisanat il n'y a pas de comp- tabilité. Nous avons demandé aux gens : "Combien tu gagnes ?" Dans la plupart des cas ils ne peuvent pas le dire. Non parce qu'ils ne veulent pas, mais simplement parce qu'ils ne savent pas. Le business capitalise. L'artisanat, lui, n'a pas de capitalisation et dans la plupart des cas il disparaît avec le départ ou la mort de l'artisan si celui-ci n'a pas transmis son savoir-faire à son successeur ou héritier. Car c'est très souvent toute la famille qui participe à l'activité : mamie, papi, petites-filles, et même Médor et Youki. On implique les enfants premièrement pour leur apprendre, deuxièmement pour qu'il y ait une personne à qui transmettre ou s'associer en cas de développement.

Ce texte s'appuie sur des rencontres avec différents acteurs de la cité de garages, et plus particulièrement Ilya, garagiste à Shanghaï et Sergueï Seleev journaliste et chercheur à la Fondation de recherches sociales « Khamovniki », post-doctorant de l'Université d'état pédagogique d'Oulianovsk.
Il est auteur avec Alexandre Pavlov de Garajnicks (Les garagistes), aux éditions Strana Oz, Moscouchercheur.

Sommaire du numéro 6
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DROITS DE PROPRIÉTÉ INCOMPLETS ET COPIES COMME PROCESSUS PRODUCTIF
DU BRICOLAGE À L'ARTISANAT EXEMPLE DES GARAGES À SHANGHAÏ
HACKING (DU) QUOTIDIEN
EDITO JOURNAL À TITRE PROVISOIRE N°6 : MAKHNOVTCHINA /HACKING OUVRIER VS LE HÉRO VERNIEN EN SWEAT À CAPUCHE
HACKINGBOAT, TU FAIS QUOI LÀ, LE MANOUCHE SUR L'EAU ?
LE BRICOLAGE NECESSAIRE DE LA VILLE FORAINE
LES PROMESSES DU BRICOLEUR
BRICOLAGE ET MÉTIERS DE LA CRÉATION

MANIFESTE DU DESIGN LIBRE
PLATES
CAFÉ ARMÉNIEN UN PEU BRICOLÉ SUR POÊLE TATAR DANS UN GARAGE DE SHANGHAÏ, MOSCOU

Réalisation : Échelle inconnue

MAKHNOVTCHINA
MAKHNOVTCHINA
Makhnovtchina est un repérage actif des nouvelles mobilités urbaines et périurbaines à l'heure des grands projets de métropolisation. C'est un atelier itinérant de production participative d'images (fixes, vidéos, ou multimédia), de textes, de cartes, de journaux, « Work in progress ». Ce travail mené par des architecte, géographe, créateur informatique, sociologue et économiste vise à terme la proposition d'architecture ou d'équipements mobiles et légers. Ce travail vise, en outre, à explorer les futurs vides ou terrae incognitae que créent ou créeront les métropoles. Il propose une traversée du terrain d'accueil pour « gens du voyage » au marché forain en passant par les espaces des nouveaux nomadismes générés par la déstructuration des entreprises, notamment de réseau (EDF, GDF, France télécom...), ainsi que par les campings où, faute de moyens, on loge à l'année. Une traversée, pour entendre comment la ville du cadastre rejette, interdit, tolère, s'arrange, appelle ou fabrique la mobilité et le nomadisme. Ce projet de recherche et de création s'inscrit dans la continuité de certains travaux menés depuis 2001 : travail sur l'utopie avec des « gens du voyage » (2001-2003), participation à l'agora de l'habitat choisi (2009), réalisation d'installation vidéo avec les Rroms expulsés du bidonville de la Soie à Villeurbanne (2009) et encadrement du workshop européen « migrating art academy » avec des étudiants en art lituaniens, allemands et français (2010). Il tente d'explorer les notions de ville légère, mobile et non planifiée avec ceux et celles qui les vivent.