On sent qu'on approche à des presque rien : affichettes frangées d'annonces, collées aux murs et aux poteaux, offrant des emplois d'aide à domicile, d'agent d'entretien, de manutentionnaire, de maçon. Patchworks, collages ou lacérations destinés à la lecture de ceux que quelques centaines de mètres plus loin nous verrons, immobiles, seuls ou discutant en petits groupes, sur les parvis des gares de Kazan et de Léningrad - le parvis de la gare de Iaroslav, semblant pour une obscure raison, désaffectionné par ces travailleurs migrants, ces ouvriers.
Ils sont Kirghiz, Ouzbeks, tous candidats à la construction, l'entretien ou la maintenance de l'immense ville planifiée. Qui cherche main-d'oeuvre à bas prix peut venir là choisir des hommes (surtout, mais pas exclusivement) dans cet immense marché du travail à ciel ouvert. On est loin des sites internet de l'agence pour l'emploi moldave, destinés aux entrepreneurs de l'ouest de l'Europe qui y font leur marché.
Hacking ouvrier
Les réseaux virtuels ne sont pas loin pourtant, et c'est une production de hacking ouvrier qui attire l'attention.
« C'est quoi ? Une antenne ? » Il s'approche, pelle à la main et nous demande de répéter. « Oui c'est une antenne, mais je ne sais pas à quoi elle sert. » Celui qui pourrait être son supérieur s'approche ; « C'est pour le navigateur ! » Deux planches, autant de canettes, un câble et voilà l'antenne wifi du chantier dont le câble plonge dans le toit de la traditionnelle cabane de tôle ondulée, aux reflets aluminés.
C'est comme une faille qui s'ouvre
On poursuit le long des voies. Dépassons les draps blancs et bleus enveloppant les petites soeurs des pauvres, qui distribuent des soupes, pour s'engager sur un chemin qui peu à peu se cabosse. À droite, les voies de chemin de fer, à gauche des palissades de chantier. Pendant que son chien se roule sur le dos et prend le soleil, un homme soupire. Il est recroquevillé au sol dans un demi-sommeil, vaguement adossé à une troupe de colonnes Morris qui attendent l'assaut des rues. À quelques mètres à peine, c'est un empilement de conteneurs, équipés de portes d'appartements et d'escaliers d'accès, stock, vestiaire et cantine du chantier d'en face sans doute.
Entre les conteneurs et un mur de béton qui laisse dépasser les toits de tôle de ce qui pourrait être des cabanes, on croise le regard d'une dame buvant, assise à une table de fortune.
Ça se cabosse encore. Fini le tumulte de la place. Les passants se font rares et un peu incongrus dans le décor qui, à la faveur d'un tournant, ouvre la perspective sur un dôme en construction. La palissade s'éventre sur un chemin terreux qui grimpe la butte du chantier à laquelle s'accrochent des cabanes de tôles comme empilées.
Appareil photo, cadre, respiration bloquée et, c'est ce qui arrive généralement, un homme en treillis s'approche crachant des écorces de graines de tournesol : « Faut pas photographier ! » « On est architectes
et... Faut pas photographier ! Bon. Et ce chantier c'est quoi ? Une gare ! C'est une réhabilitation ? Oui ! Et la structure du dôme elle est en bois ? Non en métal. On peut voir ? Non ! »
File sur le goudron troué entre bâtiment industriel et palissade
À peine plus loin, une voiture est garée devant un café. Entre les battants de la palissade, on devine une caravane ou une roulotte. L'appareil sort, cadre et c'est de la voiture que, cette fois-ci, surgit la voix : « Pourquoi vous photographiez ? » Les immeubles réapparaissent sur la droite. On les fuit, empruntant un tunnel qui nous emmène de l'autre côté d'une paire de voies de chemin de fer que deux types à pied ont pris pour raccourci.
Les rails, la rue et, la longeant, un alignement d'entrepôts de vieilles maisons de bois, de conteneurs « alu et bleu » qui pourraient tout autant servir au stockage qu'à l'habitation.
Le sol est boueux. Et c'est par là que nous retournons vers la gare sous les regards mi-étonnés, mi-amusés d'automobilistes qui eux, semblent savoir où ils vont.
« On a fait le tour du pays » disait ma grand-mère quand nous revenions de la promenade d'après-midi qui nous faisait faire une boucle de la maison collée à la falaise à la maison collée à la falaise en passant par la route nationale où je découvrais, médusé, des dépouilles de pneus de camion gisant dans des flaques boueuses aux reflets d'hydrocarbures. « Le tour du pays » qui me valut tant de mal à intégrer la géographie scolaire et pourtant, là c'est bien « Le tour du pays » à peine visible, en tout cas à peine représenté, que nous avons fait, entrevoyant derrière l'épaule des vigiles la nouvelle architecture traditionnelle ouvrière. « Le tour du pays » sans frontière ou presque, qu'habitent les migrants, pauvres et déplacés qui construisent les villes du pays des riches.